Un regard anthropologique sur les sectes

Donner une définition de la secte à laquelle puisse adhérer l'ensemble de la communauté internationale est une mission impossible.

L'appréhension du phénomène sectaire dans chaque pays varie en fonction d'un nombre considérable de paramètres : habitude ou non de la pluralité religieuse, type de relations instituées entre les religions et l'Etat, entre les citoyens et l'Etat, fondements du lien social et de l'identité nationale, etc.

Il est évident qu'il ne peut y avoir de consensus sur cette question avec des pays ayant une religion d'Etat forte et discriminatrice pour les autres courants religieux (comme c'est le cas dans un certain nombre de pays musulmans), ou refusant aux religions jusqu'au droit d'existence sur leur sol (comme c'est encore le cas en Corée du Nord).

On aurait cependant pu imaginer possible l'harmonie des politiques étatiques en matière de sectes entre les différents pays ayant institué la liberté religieuse et la séparation entre les Eglises et l'Etat. Il semblerait cependant que ces deux éléments ne suffisent pas. Les Etat-Unis, la France et la Corée du Sud, pour prendre des exemples disséminés sur trois continents différents, partagent ces deux paramètres sans pour autant parvenir à s'entendre.

Il ne faudrait cependant pas en conclure qu'il n'y ait aucun consensus sur la question. Dans les trois pays cités, certains groupes font l'objet de surveillance, voire d'intervention de l'Etat. Ainsi, avant le passage au second millénaire, le FBI a surveillé un certain nombre de groupes à tendance apocalyptique qu'il suspectait menaçants pour l'ordre public. C'est pour la même raison qu'il est intervenu, à titre préventif, en 1993 à Waco (Texas) contre la communauté évangélique dirigée par David Koresh : non seulement cette communauté détenait des armes, mais en plus elle développait ce qui fut défini, lors du jugement de l'affaire Waco, comme une " théologie de la mort " amenant les fidèles à défier la loi.

De manière similaire, la République démocratique de Corée a été amenée à réagir de façon préventive contre un groupe apocalyptique qui annonçait la fin du monde pour le 28 octobre 1992. Dans l'attente de cette fin, les membres de cette communauté s'étaient isolés d'une société perçue comme pécheresse et avaient vendu tous leurs biens. Le jour annoncé, policiers et pompiers étaient mobilisés sur les lieux du culte pour prévenir les suicides et éviter tout dérapage. Le fondateur fut arrêté et condamné pour extorsion de biens, la communauté dissoute.

En France enfin, le jugement du chef d'orchestre, Michel Tabachnik dans l'affaire des " suicides " de l'Ordre du Temple solaire, est un exemple de répression contre un homme considéré comme l'auteur d'une " théologie de la mort " ayant entraîné le suicide de croyants.

De ces trois exemples il semble possible de conclure que l'enfermement d'une communauté autarcique dans des croyances pouvant entraîner soit un trouble sérieux à l'ordre public (dès lors qu'il y a détention d'armes et rejet de la société), soit un risque important de tentatives de suicide, amène une réaction préventive et répressive des Etats. Le désaccord entre les politiques d'Etat en matière de sectes ne touche donc pas ce type de communautés. Il concerne des groupes en apparence au moins beaucoup plus ouverts et parfaitement intégrés à la société.

Le premier mouvement qui a permis de stigmatiser ce désaccord est l'Eglise coréenne de l'Unification, internationalement connue sous l'appellation " secte Moon ". Elle est apparue en Corée du Sud en pleine période de guerre froide et s'est entièrement construite sur la lutte contre le communisme. Dans sa théologie, le communisme est en effet perçu comme " l'ennemi de dieu ". Il est la manifestation moderne de " l'esprit de Caïn ".

Parallèlement, le capitalisme, confondu avec la démocratie, est associé à la sagesse d'Abel. La lutte moderne entre Abel et Caïn est représentée par la guerre froide qui divise, à cette époque, l'ex-URSS et les Etats-Unis, ou encore aujourd'hui la Corée du Nord et la Corée du Sud.

La propagande anticommuniste de l'Eglise de l'Unification a bien évidemment reçu la bénédiction des dirigeants sud coréens. Elle servait l'intérêt de l'Etat coréen parce qu'elle motivait, ceux qui y croyaient, à travailler pour leur pays, afin de creuser l'écart économique qui les séparait de leurs frères du Nord. Elle encourageait également la solidarité nationale : il fallait montrer la supériorité du Sud capitaliste sur le Nord communiste.

Cette suprématie était supposée garante de sécurité : elle seule pouvait empêcher le Nord, Caïn, d'attaquer et de détruire le Sud, Abel.

Un grand nombre de communautés chrétiennes coréennes ont été influencées par la doctrine mooniste et ont été utilisées par l'Etat comme outil politique et social. Dans leur volonté de participer au développement économique de la Corée du Sud, elles ont créé leur propre réseau entrepreneurial. Elles ont également encadré tous les aspects de la vie du fidèle (vie privée, bien sûr, mais aussi, prise en charge de l'évolution de la carrière professionnelle et encadrement de la vie citoyenne). Il s'agissait là d'une participation légitime des Eglises à la formation du citoyen.

Les groupes religieux qui ont critiqué, ou qui se sont opposés à cet investissement pro-gouvernemental, ont été empêchés de progresser. Seul comptait le partage d'un " croire commun " nationaliste.

Ainsi, tant que ces groupes servaient l'intérêt de l'Etat sud coréen, leur invasion dans la sphère publique et politique et leur mainmise sur les fidèles ne pouvaient être appréhendées comme un danger : elles aidaient à la légitimation de la politique gouvernementale et au renforcement du lien social dans un pays divisé par des guerres politiques qui le dépassaient.

Les Etats-Unis avaient également tout intérêt à accueillir ce groupe : l'Abel du Révérend Moon n'avait d'autre symbole que les Etats-Unis. Or le socle de l'identité nationale américaine repose précisément sur la croyance en la mission salvatrice universaliste des Etat-Unis. Quand ce pays a pris son indépendance et s'est coupé de l'Europe, il s'est également coupé de tout fondement traditionnel apte à servir de ciment à la nation. Ce ciment, il l'a trouvé dans l'image de la Terre promise, de la nouvelle Jérusalem d'où devait venir le millenium. Le révérend Moon a repris cette image à son compte et les Américains ont ainsi vu leur socle se légitimer de l'extérieur, de l'étranger. Cette légitimation extrinsèque inattendue ne pouvait que solidifier le sentiment citoyen de la nation.

L'adhésion à un tel groupe servait donc à son tour les intérêts de l'Etat. L'arrivée de l'Eglise de l'Unification en France a suscité un sentiment tout à fait différent, à l'origine du mouvement associatif " anti-sectes ".

Alors qu'en Corée, comme aux Etats-Unis, ce groupe renforçait le socle de l'identité nationale, en France, elle le mettait doublement en péril. La laïcisation de la société française a amené la privatisation des croyances religieuses. Le lien social s'est dès lors construit sur une vision non religieuse de l'homme et du monde. La secte Moon venait proposer une alternative religieuse de cette vision. Elle avait pour dessin de se propager dans toutes les institutions de la société, d'envahir le monde politique et le monde entrepreneurial. La laïcité, précisément conçue pour empêcher les religions d'empiéter sur l'Etat, était donc menacée. Ce sentiment de menace s'est traduit par la dénonciation de " l'infiltration " de ce type de groupes dans la sphère publique.

Cette relation conflictuelle entre les intérêts de l'Etat français et l'Eglise de l'Unification a obligé cette dernière à développer une politique de différenciation et de fermeture à la société française. Sa dimension englobante, bien vécue en Corée du Sud dans la mesure où elle oeuvrait à la formation citoyenne du fidèle, a été ressentie en France comme attentatoire à la liberté de l'individu. Celui-ci se retrouvait coupé de la société dès lors qu'il adhérait à l'Eglise de l'Unification. Sa sortie du groupe impliquait donc le besoin d'une désinsertion sociale. Elle allait être prise en charge par la sécurité sociale et par des associations subventionnées par l'Etat. La lutte contre ce type de sectes a donc pris dès le départ une double dimension : lutte pour le respect de la laïcité à la Française et lutte pour l'aide à la réinsertion du " citoyen-apostat ", en amont, lutte pour empêcher la désinsertion à la vie citoyenne. Il apparaît ainsi que le coeur des problèmes suscités par ce nouveau type de groupes est leur internationalisation dans des territoires traversés par des enjeux politiques, culturels et sociaux différents. Dans certains cas, ces groupes se fondent dans ces enjeux. Leur internationalisation permet alors de faire circuler un modèle politique, culturel et social, voire entrepreneurial.

Cette circulation ne peut qu'être encouragée par le détenteur originel du modèle qui voit là l'occasion d'augmenter ses réseaux d'influence. Dans d'autres cas, ces groupes sont perçus comme un parasite aux enjeux nationaux et nécessitent la mise en place par l'Etat d'un mode de traitement des parasites. L'internationalisation de ces groupes amène simultanément l'internationalisation de leur traitement. Des pays vont se mobiliser pour défendre leur liberté, ou au contraire pour empêcher leur développement, selon qu'ils s'harmonisent avec leur culture nationale ou qu'ils la défient. Finalement, des consultations réciproques - en Europe, par exemple - vont se développer en même temps que des pressions entre Etats amis.

Les sectes génèrent alors de nouveaux types de conflits internationaux, similaires à ceux qu'occasionne, par exemple, l'agriculture.

Nathalie LUCA
Anthropologue, chercheuse au CNRS, rattachée au Centre d'Etudes interdisciplinaires des Faits Religieux.

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Commentaire

1/ La seule erreur que nous avons trouvé est l'identification de la secte de Waco à une communauté évangélique : l'usage de la force ne correspond pas à la description sociologique faite par Gilles Keppel de cette mouvance du protestantisme dans son ouvrage La Revanche de Dieu (voir aussi le texte de M. Fath : http://sectes.chez.tiscali.fr/derives_infos.htm). Le passage à l'acte de violence est en totale contradiction idéologique avec cette théologie protestante.

2/ Concernant la secte Moon nous devons préciser que nous nous rapprochons de la pensée de M. Pascal Zivi : http://www.vigi-sectes.org/moon/moon-japon.html

3/ Ce texte n'excuse en rien la dérive sectaire au sein des Eglises